BFMTV
Police-Justice

"Expulsion systématique de tout étranger dangereux": pourquoi la mesure de Darmanin n'est pas si simple

Au lendemain de l'attaque au couteau dans un lycée d'Arras, Gérald Darmanin a annoncé "l'expulsion systématique de tout étranger considéré comme dangereux par les services de renseignement".

"La ligne de fermeté est extrêmement claire". Au lendemain de l'attaque terroriste dans un lycée d'Arras (Pas-de-Calais), dans laquelle un enseignant a été tué et trois personnes blessées, le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, a annoncé, samedi 14 octobre, "l'expulsion systématique de tout étranger (...) considéré comme dangereux par les services de renseignement".

Âgé de 20 ans, le suspect de l'attentat, Mohammed Mogouchkov, est né en 2003 en Russie. Il était arrivé en France en 2008. Surveillé par les services de renseignement depuis cet été et fiché S depuis le 2 octobre, l'assaillant présumé, pourtant sans titre de séjour, n'avait pas fait pour autant l'objet d'un arrêté d'expulsion.

Le plan de Gérald Darmanin est clair: "identification partout sur le territoire national de ceux qui sont dangereux, retrait systématique du titre de séjour pour ceux qui sont étrangers, expulsion systématique de tout étranger (...) en effet considéré comme dangereux par les services de renseignement", a-t-il expliqué en conférence de presse.

Des catégories de protection

Le ministre de l'Intérieur vise notamment les personnes fichées "au sein du FSPRT", le fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste, qui compte "à peu près 5.100 personnes". Si la "majorité" d'entre elles sont des "personnes qui sont françaises", il y a également des étrangers en situation régulière ou irrégulière. Pour les étrangers en situation régulière, le ministre de l'Intérieur a demandé "de retirer systématiquement les titres de séjour des personnes qui sont dans ce fichier FSPRT et qui [représentent] une menace pour notre pays", a-t-il expliqué.

"Néanmoins, il y des catégories protégées pour lesquelles l'expulsion est plus complexe", explique à BFMTV.com Camille Escuillié, avocate en droit des étrangers et droit d’asile.

Selon l'avocate, il faut bien distinguer l'obligation de quitter le territoire (OQTF) de l'expulsion. Introduite en France par une loi de 2006, l'OQTF est devenu la principale mesure d’éloignement d'un étranger. Elle peut notamment être ordonnée "si le comportement de l'étranger qui ne réside pas régulièrement en France depuis plus de trois mois constitue une menace pour l'ordre public", rappelle l'article L511-1 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda).

Mais certaines catégories sont protégées par cette mesure. C'est le cas des mineurs étrangers, des étrangers gravement malades qui ne peuvent pas être soignés dans leur pays, des étrangers parents d'un enfant français mineur, des étrangers mariés à une personne de nationalité française depuis au moins trois ans et des étrangers arrivés en France avant l'âge de 13 ans.

"Ces catégories sont une protection absolue contre les obligations de quitter le territoire", explique l'avocate.

La question de la dangerosité

L'expulsion, elle, peut être ordonnée pour trois motifs différents: en cas de "menace grave pour l'ordre public", de "nécessité impérieuse pour la sûreté de l'Etat ou la sécurité publique" et enfin, "de comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes", selon l'article L631 du Ceseda.

"Plus la menace est importante, moins il y a de protection", précise Me Camille Escuillié.

Et selon l'avocate, "ce que vise Gérald Darmanin, ce sont ces catégories protégées justement". Pour Me Camille Escuillié, le problème, c'est la formulation, "considéré comme dangereux", employée par le ministre de l'Intérieur.

"Où est-ce qu'on met le curseur de la dangerosité ?", s'interroge l'avocate.

"Si on se base sur le troisième motif d'expulsion, celui de comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat ou liés à des activités à caractère terroriste, on peut tout mettre sous le terme 'dangereux'. Ça peut aller de celui qui a déjà été condamné à celui qui n'a jamais rien fait, mais qui évolue dans une sphère nébuleuse ou proche d'une mouvance par exemple", estime l'avocate.

Des obstacles juridiques

Quand bien même une personne serait "expulsable", la France doit composer avec d'autres obstacles juridiques, à commencer par le droit européen. La Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) interdit aux Etats membre de renvoyer un étranger vers un pays où il risque de se faire torturer ou de subir des traitements inhumains et dégradants. "Ça peut être le cas pour la Russie, le Soudan, l'Afghanistan ou encore le Yémen. Par exemple, on sait qu'en Russie, les Tchétchènes sont maltraités", explique l'avocate.

Néanmoins, la France a déjà outrepassé ce droit. En 2018, elle avait été condamnée par la CEDH pour l'expulsion d'un ressortissant algérien, jugé en France pour association de malfaiteurs terroristes. La CEDH avait estimé que la France avait violé l’article 3 sur l’interdiction de la torture, en expulsant le 20 février 2015 cet homme vers un pays où sont signalés des "cas de torture et d’autres mauvais traitements dans des lieux de détention, en particulier dans le cadre de la lutte contre le terrorisme", avait expliqué l'instance dans sa décision.

D'autant que si un étranger n'a pas de papiers d'identité, les autorités françaises ont besoin d'un "laissez-passer consulaire", un document nécessaire pour pouvoir le renvoyer dans le pays dont il est supposé être le ressortissant. Mais là encore, certains pays, en conflit diplomatique avec la France, refusent de délivrer ce papier. C'était notamment le cas de l'Algérie fin 2021: "Alger a donné instruction à son réseau consulaire en France de ne plus assurer aucune audition consulaire et de n’accorder aucune délivrance de laissez-passer", pouvait-on lire sur un courrier émanant du ministère de l'Intérieur et révélé en janvier 2022 par Mediapart et Street press.

Manon Aublanc