► « Des instruments en constante évolution »

Frédéric Dabi, directeur général de l’Institut français d’opinion publique (Ifop)

Le meilleur moyen de saisir une opinion reste le sondage. Il permet de mesurer un rapport de force électoral. Ce n’est pas une prédiction pour autant. Cet outil m’épate souvent par sa régularité, mais il reste un instrument friable qui peut être impacté par un fait inédit, comme cette abstention massive. Elle n’avait jamais été aussi forte depuis septembre 2000, lors du référendum pour le passage au quinquennat !

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La mauvaise estimation dans une série de régions vient de cette abstention plus haute que prévu. Nous l’estimions à 60-62 %, elle a été de 67-68 %. Ce qui a bouleversé le rapport de force mesuré par les instituts. Cela a conduit à une mauvaise estimation du vote Rassemblement national, car il s’agit d’un vote populaire et jeune, le plus touché par les segments de population qui s’abstiennent. La preuve : les deux régions où l’Ifop a été plutôt très proche du rapport de force électoral réel, c’est l’Île-de-France et la Corse, où le RN est une force secondaire.

Mais il faut souligner que beaucoup des enseignements sortis de nos enquêtes ont été confirmés : la forte abstention et la prime aux présidents sortants notamment. Et que les sondages ont eu une bonne prise en compte des rapports de force durant les dernières échéances électorales.

Le comportement abstentionniste devient massif et majoritaire, mais il reste peu dicible, peu avouable. Il y a donc eu un décalage dans le déclaratif des Français, certains répondaient être tout à fait sûrs d’aller voter, alors qu’ils n’y sont pas allés. Cela brouille les repères. Il y a une part d’aléatoire.

Il nous revient désormais de trouver des moyens de rendre l’abstentionnisme un peu moins caché. Pour dénicher des électeurs du RN qui ne l’avouaient pas, nous avons essayé de poser des questions avec des échelles d’attitude, comme : « Êtes-vous de temps en temps d’accord avec les idées du RN ? ». C’est un bon moyen d’approche.

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Nous allons peut-être devoir essayer ces techniques avec l’abstention : « Condamnez-vous les personnes qui s’abstiennent ? Ont-elles raison ? » Cela permettrait de trouver chez le sondé une empathie envers les abstentionnistes, afin d’identifier, de manière totalement empirique, davantage d’abstentionnistes.

Sans doute sommes-nous également touchés par la défiance envers les corps intermédiaires. Mais nous sommes des instituts privés, indépendants et contrôlés par la Commission des sondages. Nous avons forgé notre arsenal pour avoir, le plus possible, une mini France réaliste dans nos échantillons. Bien sûr, ce n’est jamais parfait, mais ça l’est beaucoup plus que par le passé.

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Nous avons rajouté un niveau de quota de diplôme, car on sait que moins on est diplômé, moins on répond aux sondages, ainsi que le fait de payer ou non l’impôt sur le revenu. Une série de mesures pour que l’échantillon ressemble à la France.

► « Les sondeurs ont du mal quand la participation est faible »

Bruno Cautrès, chercheur au Cevipof, le centre de recherches politiques de Sciences-Po

Il ne faut pas tout mélanger lorsqu’on parle des sondages. Distinguons les sondages en général, de ceux qui portent spécifiquement sur les intentions de vote. En règle générale, la méthode du sondage est très fiable. C’est un instrument scientifique largement utilisé et éprouvé qui consiste à extraire un échantillon de manière aléatoire afin de l’étudier et d’en tirer des enseignements sur un ensemble plus grand. Une analyse par prise de sang, c’est un sondage et personne n’oserait prétendre que la méthode n’est pas incroyablement fiable.

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Les sondages d’intention de vote, n’en constitue donc qu’une catégorie. Et contrairement à ce qui se dit parfois, ils ne se trompent pas toujours, même si l’on parle beaucoup des trains qui arrivent en retard et pas de ceux qui sont à l’heure. À la présidentielle de 2017 par exemple, il n’y a pas eu de surprise : les sondages ont correctement prédit ce qui allait se passer.

Cette fois-ci en revanche, ils se sont avérés fortement en décalage avec les résultats. Même en tenant compte de la marge d’erreur, qu’oublient trop souvent de mettre en avant ceux qui commentent les sondages, les prévisions ont été démenties. C’est un problème qui s’était déjà manifesté plusieurs fois sur des élections à faible participation car cela entraîne une dynamique que les sondeurs ont du mal à comprendre.

La question que cela pose est évidemment celle de la cible, de l’échantillon : le sondage a-t-il bien porté sur des personnes qui sont représentatives du corps électoral ? Visiblement pas. Depuis une grosse dizaine d’années, les sondages se font en ligne. La méthodologie est fiable dans un contexte de participation normale, mais beaucoup plus fragile dans un contexte d’extrême démobilisation où les populations qui vont le plus voter ne sont pas forcément celles qui sont le plus susceptibles de répondre à un sondage par Internet.

Je ne crois pas une seule seconde que les gens qui répondent aux sondages mentent pour le plaisir. Au contraire, on sait que le fait de répondre à une enquête est pris au sérieux par les personnes interrogées. Le problème qui se pose aux sondeurs c’est leur capacité à adapter leur modèle pour parvenir à capter les comportements des électeurs les plus éloignés de la politique.

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Après 2002, déjà, il y avait eu de grandes critiques sur le fonctionnement des sondages. Les instituts et les organismes statistiques avaient alors engagé un gros travail de réflexion qui a permis une montée en qualité. Il va leur falloir faire le même effort pour comprendre ce qui s’est passé, expliquer ce qui n’a pas marché et trouver des moyens pour le corriger. Ce travail doit être fait pour que les sondages d’intention de vote retrouvent une meilleure capacité prédictive, y compris dans un environnement de faible mobilisation.