Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

Climat

Climat : pourquoi la condamnation de la Suisse est un « coup de tonnerre »

La Suisse était attaquée en justice pour inaction climatique par l'association Aînées pour la protection du climat regroupant 2 500 femmes de plus de 65 ans.

Victoire pour les Aînées pour la protection du climat. Grâce à cette association, la Cour européenne des droits de l’Homme a condamné pour la première fois un État pour son manque d’action contre le changement climatique.

La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a condamné le 9 avril la Suisse pour violation de la Convention des droits de l’Homme. L’État helvète était attaqué en justice pour inaction climatique par l’association Aînées pour la protection du climat, regroupant 2 500 femmes de plus de 64 ans.

« La Confédération suisse a manqué aux obligations [...] que la Convention lui imposait relativement au changement climatique », a motivé la Cour, faisant état de « graves lacunes, notamment un manquement des autorités suisses à quantifier, au moyen d’un budget carbone ou d’une autre manière, les limites nationales applicables aux émissions de gaz à effet de serre ».

C’est la première fois que la CEDH, chargée de faire respecter la Convention européenne des droits de l’Homme, condamne un État pour son manque d’action contre le changement climatique. La Cour a ainsi établi, par 16 voix contre 1, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention des droits de l’Homme. Celle-ci consacre ainsi une nouvelle dimension de cet article relatif au « droit au respect de la vie privée et familiale » : le droit à une protection effective par l’État contre les conséquences graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie.

« C’est une décision historique qui conforte les liens déjà existants entre droits humains et droits climatiques. La CEDH avait déjà pu juger par le passé que des pollutions environnementales constituaient une violation de l’article 8. Mais c’est la première fois que ce cadre est élargi au cas du climat », analyse Sébastien Mabile, avocat spécialiste du droit environnemental.

Irrecevabilité de deux autres affaires

La Cour a en revanche jugé irrecevable la requête de Damien Carême, député européen et ex-maire de Grande-Synthe (Nord), qui demandait la condamnation de l’État français pour inaction climatique. Il avait déjà saisi le Conseil d’État en 2019, et obtenu la condamnation de la France au nom de sa commune — qui est menacée de submersion marine et d’inondation à cause du changement climatique. Mais l’élu avait aussi porté plainte en son nom propre et sa requête à ce titre avait été rejetée, raison pour laquelle il avait sollicité la CEDH.

La CEDH a également jugé irrecevables les requêtes de six jeunes portugais qui attaquaient en justice pas moins de trente-deux États (les vingt-sept membres de l’Union européenne ainsi que le Royaume-Uni, la Suisse, la Norvège, la Turquie et la Russie) pour la même raison. Cette décision était la plus attendue des trois car la plus ambitieuse, les requérants n’étant pas préalablement passés par les juridictions nationales. Ils tablaient sur le fait que l’urgence climatique serait retenue comme argument valable par la CEDH pour rendre légitime que l’on s’adresse directement à elle. Une condamnation d’un État par des citoyens étrangers aurait également constitué une première.

Certains des jeunes portugais qui ont attaqué trente-deux États en justice. © CEDH

La CEDH a rendu sa décision en même temps pour les trois affaires, dans la Grande chambre de la Cour, signe de l’importance accordée au sujet. Ces décisions — qui ne sont pas susceptibles d’appel — pourraient en effet faire jurisprudence, la Cour ayant précisé que « six affaires climatiques pendantes ont été ajournées en attendant la décision de la Grande chambre ».

La condamnation de la Suisse a, en la matière, de quoi rendre optimistes les défenseurs de l’environnement. L’irrecevabilité de deux des trois affaires touche en effet plus à la forme qu’au fond. La Cour reste très stricte sur la définition de « victime » et refuse aux requérants le titre de « victimes potentielles ». « L’ensemble de l’humanité pourrait prétendre à un tel statut, ce qui serait totalement ingérable pour la Cour et submergerait le prétoire », souligne Laurence Burgorgue-Larsen, professeure de droit public à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.

Quant aux requérants portugais, la CEDH s’est contentée d’appliquer sa jurisprudence : on ne peut saisir cette Cour qu’après avoir épuisé les recours nationaux, ce qui n’était pas leur cas.

Une jurisprudence historique pour le climat et la science

Sur le fond, donc, la CEDH acte qu’elle est compétente pour juger des enjeux climatiques, et que les responsables du dérèglement du climat, États comme entreprises, pourraient être condamnés au motif de l’atteinte aux droits humains. « Si elle resserre la notion de victime directe, la Cour reconnaît de l’autre côté la qualité pour agir des associations, le fait qu’elles puissent saisir la CEDH. C’est énorme et c’était loin d’être gagné d’avance. Ça ouvre la porte aux associations pour d’autres contentieux, c’est très important », explique Laurence Burgorgue-Larsen.

De quoi enthousiasmer Jérémie Suissa, délégué général de Notre affaire à tous, ONG en contentieux climatique notamment contre TotalÉnergies et contre l’État français : « C’est un coup de tonnerre car les États ont tendance à jouer la carte de la déconnexion entre droits humains et droits climatiques. Au-delà du cas suisse, la décision de la CEDH affirme que tous les États signataires de la Convention européenne des droits de l’Homme sont condamnables en cas d’inaction climatique », se réjouit-il.

Pour l’association, la décision presque unanime des juges européens pourra être utilisée comme argument de poids lors des futurs contentieux. « La CEDH fournit un argumentaire institutionnel inestimable, fondamental pour nous. Des juges nationaux qui hésiteraient à condamner au nom du climat, de peur de dévoyer leur office, peuvent maintenant s’appuyer sur cette lame de fond des condamnations récentes en France, aux Pays-Bas, récemment en Belgique, et maintenant de la CEDH elle-même, pour aller dans ce sens sans avoir à rougir », espère Jérémie Suissa.

L’arrêt très dense rendu par la CEDH condamnant la Confédération helvétique contient d’autres déclarations historiques pour cette institution : elle reconnaît le consensus scientifique sur le changement climatique, ses effets graves sur la santé humaine et le fait que l’enjeu climatique relève de l’urgence.

« La réalité scientifique du risque climatique est reconnue »

« L’arrêt reconnaît à plusieurs endroits, de manière très solennelle, la réalité scientifique du risque climatique, en mentionnant les rapports du Giec et la grande qualité de ces travaux. C’était très important qu’une cour de justice acte ce que les experts scientifiques ont déjà acté, et c’est la première fois à ma connaissance qu’une cour internationale le fait », note Laurence Burgorgue-Larsen.

« La reconnaissance de l’urgence absolue de traiter le sujet, contestée par les États attaqués, est très importante pour nous. La CEDH reconnaît également que les États exercent un contrôle ultime sur les émissions de gaz à effet de serre, des acteurs publics comme privés. C’est un argument clé, à la fois contre les multinationales qui n’agissent pas et contre les États qui ne les régulent pas », conclut Jérémie Suissa.

En mentionnant les manquements législatifs et réglementaires de la Suisse nécessaires pour respecter ses engagements climatiques, la CEDH indique la marche à suivre et souligne le rôle incontournable des États dans la lutte contre le changement climatique. Reste à voir si cette nouvelle jurisprudence encouragera les États à accélérer. Dans une lettre publiée le 4 avril, le Haut Conseil pour le climat alertait le gouvernement du risque de recul de l’ambition climatique de la France.

Fermer Précedent Suivant

legende