Interview« Il y aura du choléra… » Des médecins français revenus de Gaza témoignent

Guerre Israël-Hamas : « En une demi-journée, j’ai reçu cinq enfants morts »… Deux médecins français témoignent sur Gaza

InterviewCinq mois après le début de l’offensive israélienne sur Gaza, les conditions sanitaires, médicales et humanitaires ne cessent de se dégrader. Pascal André et Khaled Benboutrif, deux médecins français témoignent de ce qu’ils ont vu et vécu
A Gaza, les hôpitaux manquent de tout.
A Gaza, les hôpitaux manquent de tout. - F. Shbair/AP/SIPA / Sipa
Alexandre Vella

Propos recueillis par Alexandre Vella

L'essentiel

  • Pascal André et Khaled Benboutrif sont deux médecins français qui reviennent de Gaza.
  • Partis avec l’ONG PalMed, ils ont soigné pendant quinze jours à l’hôpital européen de Gaza dans des conditions effroyables.
  • « Il y a des situations d’épidémies d’hépatites, de salmonelles, de dermatites et des menaces de peste, déplore Khaled Benboutrif. C’est un désordre total. »

Pascal André et Khaled Benboutrif, deux médecins français de 60 ans de l’ONG PalMed (Palestine Médicale), reviennent de Gaza. Ils ont passé quinze jours, entre fin janvier et mi-février, dans l’hôpital européen, situé dans le sud de l’enclave, à une poignée de kilomètres de la ville frontière de Rafah. Cet hôpital est l’un des derniers fonctionnels en Palestine.

Pour 20 Minutes, ils témoignent de l’horreur vécue au quotidien par les Gazaouis, des conditions de dénuement total des habitants et des difficultés de soigner dans un pays qui manque de tout, cinq mois après le 7 octobre, l’attaque du Hamas et l’opération militaire israélienne qui a suivi. Ils alertent entre autres des risques épidémiques, des hépatites, du choléra qui vient et de la peste qui est redoutée. Ils espèrent aussi diffuser une autre narration de ce conflit alors qu’Israël a mené ce lundi un nouveau raid contre l’hôpital al-Chifa.

Quel était votre rôle à Gaza ?

Khaled Benboutrif : J’étais aux urgences. Il y a 25.000 personnes autour de l’hôpital, 70.000 dans un rayon proche. L’hôpital a une capacité d’accueil de 300 personnes et on en prend 900. On est obligé de soigner des blessés graves à même le sol. Le laboratoire est complètement défaillant, il n’y a pas de réactif pour les diagnostics, il manque de médicaments.

Au niveau médical, il y a des situations d’épidémies d’hépatites, de salmonelles, de dermatites et des menaces de peste, parce qu’il n’y a pas de nettoyage, les services publics ont complètement disparu. Il n’y a pas d’essence, pas de salaire. C’est un désordre total.

Pascal André : Moi, j’y suis allé comme infectiologue, parce qu’il y a une incidence extrêmement élevée d’infections postopératoires, beaucoup d’épidémies. La question était de voir comment faire pour essayer d’optimiser la prévention des infections. Et bien sûr l’hygiène. Mais qui dit hygiène, dit de l’eau. Les ingénieurs m’ont dit : « On a une usine qui fonctionne, mais qui fonctionne a minima et couvre 40 % des besoins. »

Donc clairement, il n’y a pas d’eau stérile pour fonctionner normalement. Par exemple, pour les dialyses, on dialyse une heure deux fois par semaine au lieu des trois à quatre heures trois fois par semaine. Ça déborde de partout. Il y a des transmissions évidentes de germes entre les gens. On parlait de l’hépatite A, il y aura du choléra bientôt.

Comment expliquer que vous étiez parmi les premiers médecins étrangers à arriver sur place ?

Khaled Benboutrif : Toutes les ONG ont été interdites. Il y a même eu une réunion de 17 ONG qui demandaient juste le droit de faire leur travail, de secourir. Mais même les journalistes, à part « Al-Jazeera » et quelques presses arabes, ne rentrent pas. Et ils sont aussi ciblés parfois, comme les soignants.

Pascal André : On ne peut pas entrer parce qu’Israël et les Américains contrôlent l’Égypte. Et de la même manière, ils empêchent l’aide humanitaire d’entrer. Pourtant, elle est là, à 8 kilomètres de Rafah, à la frontière. C’est d’une hypocrisie absolue et hallucinante.

Il y a une machine pour traiter l’eau qui permettrait de répondre aux besoins de l’hôpital européen. Cette machine est bloquée depuis une semaine à Rafah. Il y a quantité d’antiseptiques, d’antibiotiques et de médicaments de premières nécessités pour le diabète, les cardiopathies par exemple, qui sont bloqués de l’autre côté de la frontière.

Notre dossier sur le conflit israélo-palestinien

Vous disiez que les enfants étaient visés délibérément…

Khaled Benboutrif : Il y a ce qu’on a vu et ceux qu’on a soignés. Des enfants tirés comme des lapins. J’ai des photos d’une fille de onze ans, une balle dans les cervicales, les 6e et 7e, elle a été sauvée. Elle est tétraplégique. Mais dans quelles conditions ? Après l’opération, on s’est retrouvé et on s’est demandé si c’était bien qu’elle reste en vie. On en est là.

Vous parliez de snipers qui visaient volontairement des femmes et des enfants…

Khaled Benboutrif : Il y a énormément de personnes et d’enfants qui sont visés à la tête, au visage. Ce ne sont pas des bombes, pas des déflagrations, pas des missiles. Ce ne sont pas les mêmes types de lésions. Les preuves sont à notre portée.

Pascal André : Nous avons tous les documents avec nous, les photos, les comptes rendus opératoires de tous les spécialistes, en neurochirurgie, en orthopédie, en chirurgie viscérale. Certaines photos sont tellement violentes que c’est compliqué de les utiliser. Nous faisons les démarches nécessaires avec des juristes, des avocats, pour accumuler toutes ces preuves.

Parce ce que ce qu’il se passe, c’est vraiment un désir de handicaper, un désir d’empêcher les enfants de courir à nouveau. Pas forcément de tuer, mais de blesser. Si vous saviez le nombre de personnes qui n’ont plus qu’une jambe. Alors les chirurgies sont faites dans des conditions terribles parce que les gens ne peuvent pas se nettoyer correctement, donc la chirurgie nécessite des reprises et souvent des amputations.

C’est d’une violence sans nom. Moi, je n’ai passé qu’une demi-journée aux urgences – je me suis surtout occupé de la prévention des infections – mais en une demi-journée, j’ai reçu cinq enfants morts. J’ai passé une heure et demie à faire des sutures à une petite de dix ans qui avait pris un éclat d’obus et avait la moitié du crâne fendu. On a trouvé un antiseptique, des anesthésiques. Quand j’ai trouvé la pince, j’ai dû m’y reprendre plusieurs fois tellement le matériel était abîmé. Et tout ça au sol, avec cinq autres enfants autour au sol qui criaient. Voilà les conditions. Qui terrorise qui ? Qui est terroriste aujourd’hui ?

Comment gérer les patients et les flux dans un tel contexte ?

Pascal André : Tout a été détruit. Il n’y plus de sécurité. Nous n’avons plus d’agents de sécurité pour filtrer les entrées des urgences, du bloc. Les collègues ont relaté des difficultés majeures à faire sortir les personnes réfugiées des services de chirurgie. Dans le service de chirurgie, il y a 40 lits. Actuellement, il y a entre 110 à 120 personnes et parmi elles, 50 à 60 réfugiées qui campaient là et ne voulaient plus sortir.

Les équipes ont tenté par tous les moyens de les convaincre, en disant : « On a trouvé une tente dehors, on a trouvé autre chose. » Les gens en sont venus à les bousculer et même les menacer physiquement. Quand vous poussez l’autre dans ses retranchements et que vous lui faites vivre la terreur, un peu comme le vivent peut-être certains Israéliens aujourd’hui, vous avez des réactions qui ne sont pas proportionnées.

Combien d’hôpitaux restent fonctionnels à Gaza ?

Pascal André : Gaza, ça correspondait à peu près à la Ville de Paris, 2,5 millions de personnes, il y avait autant d’hôpitaux qu’à Paris et un niveau de soin à peu près comparable, avec une aide apportée sous la forme d’un accompagnement. Sur ces 35 hôpitaux, il en reste six, dans le sud de Gaza. Et peu fonctionnent vraiment. Il y a l’hôpital européen qui est débordé, avec des équipes qui ne sont pas payées, qui s’essoufflent, qui ont peur pour leur famille, qui ont besoin de chercher de la nourriture. C’est la réalité.

Après, il y a de petits hôpitaux privés comme l’hôpital américain ou qatari, où ils gèrent tout eux-mêmes. L’hôpital indonésien de MSF est actif, mais les capacités d‘accueil d’urgence sont minimes. Il y a également quelques petits centres de santé. Ce qui est terrible, c’est que si la route de Rafah est coupée, ce qui peut arriver très facilement, les soignants ne pourront plus venir car la plupart vivent là-bas. Tout ça… (Il souffle) C’est trop fragile et ça s’arrêterait immédiatement avec un cessez-le-feu.

Que retenez-vous de votre passage à Gaza ?

Khaled Benboutrif : Les collègues qui ont fait de la médecine de guerre me disent tous qu’ils n’avaient jamais vus ça. Ni en Syrie, ni en Irak, ni en Afghanistan, parce que là il n’y a pas d’échappatoire.

Pascal André : En cinq mois, il y a eu plus de morts de femmes et d’enfants ici qu’en deux ans en Ukraine. Et dans un silence hallucinant. Avant de partir, un collègue anesthésiste palestinien a dit à un confrère gynécologue : « Tu vas au parlement européen ? Tu leur diras au moins de nous considérer comme des animaux, parce que je sais qu’en Europe ils prennent soin des animaux. » Voilà où on en est. C’est honteux.

Sujets liés