Kookaï, André, Camaïeu, Go Sport... Le secteur de l'habillement est-il en crise ?

Les liquidations judiciaires d'enseignes de textile sont nombreuses depuis quelques mois. Les Français boudent-ils l'achat de vêtements ? Et pourquoi ?

L'enseigne Kookaï, 2 rue Billault à Vannes, liquide ses stocks avant fermeture samedi 30 janvier 2021.
L’enseigne Kookaï met la clé sous la porte. (©Actu Morbihan)
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Depuis quelques mois, le nombre d’enseignes de prêt-à-porter en difficulté financière augmente. Go Sport, André, Camaïeu, Kookaï, San Marina… Les annonces de liquidation judiciaire et de redressement se succèdent du côté du secteur du textile et ne sont plus rares. Mais comment expliquer cette situation ? Le secteur de l’habillement est-il en crise ? On fait le point. 

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Le budget vêtement des ménages diminue

Plusieurs raisons s’imbriquent pour expliquer la mauvaise pente vers laquelle glisse l’industrie de la mode. Et elles sont à la fois structurelles et conjoncturelles, selon les spécialistes du secteur.

La conjoncture économique et sociale n’aide pas les magasins de vêtements à aller bien. « D’abord les gilets jaunes avaient paralysé les commerces, puis les grèves contre la réforme des retraites, ensuite le Covid, et maintenant l’inflation« , énumère Philippe Moati, professeur d’économie à l’université Paris Cité, joint par actu.fr.

« Les actuelles tensions sur le pouvoir d’achat des ménages les contraignent à faire des arbitrages : les gens sacrifient l’habillement pour boucler les fins de mois. Et puis c’est un poste budgétaire qui répond à un besoin largement couvert : nos placards sont déjà pleins de vêtements, a-t-on vraiment besoin d’en avoir d’autres ? », interroge l’économiste, également cofondateur de l’Observatoire Société & Consommation (ObSoCo).

Philippe Moati souligne que le phénomène n’est pas tout à fait nouveau. Le poids que l’habillement représente dans le budget des ménages diminue au fil des ans : depuis 2008, la valeur du marché baisse.

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Une concurrence par les prix

Et puis, des facteurs structurels viennent s’ajouter à ces soucis de fond.

Le prix du vêtement a beaucoup baissé, car il y a eu cette innovation de la fast-fashion développée par des magasins comme Zara ou H&M : ils misent sur le renouvellement rapide des collections et des bas prix pour susciter le désir en permanence et convaincre l'acheteur que si l'habit lui plaît, il faut le prendre tout de suite.

Philippe MoatiProfesseur d'économie à l'université Paris Cité

De nombreuses enseignes fonctionnent par le biais d’une surenchère promotionnelle constante, selon lui, « tout est vendu en promotion ou en soldes, il y a cette idée qu’il ne faut pas laisser passer la bonne affaire », analyse le cofondateur de l’ObSoCo.

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La mode à l’ère du web

Autre explication : la transition numérique, qui a permis à certaines marques de tirer leur épingle du jeu. « Elles fonctionnent grâce à des approvisionnements depuis l’Asie, et l’accentuation de la concurrence par les prix avec le développement du vêtement discount et de l’ultra fast fashion », abonde Yann Rivoallan, président de la Fédération française du prêt à porter féminin, contacté par actu.fr.

Une transition numérique qui bénéficie donc à des marques comme Shein, géant de l’ultra fast fashion tout droit venu de Chine et qui propose des articles à des prix défiants toute concurrence. Mais aussi à d’autres gros du web, comme Amazon ou Zalando.

« Ils tirent les prix vers le bas au prix d’une concurrence déloyale : des conditions de travail inhumaines, des IA [Intelligence Artificielle, ndlr] qui développent des milliers de produits nouveaux chaque jour, et des conditions écologiques déplorables », regrette Yann Rivoallan.

Dernière stratégie mise en place par ces géants : le développement d’une image de marque via les réseaux sociaux : « c’est un nouveau marketing digital et beaucoup plus ciblé, qui appâte les jeunes sur Tiktok notamment », développe Philippe Moati.

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Des marques milieu de gamme en souffrance

Ainsi, on observe une bipolarisation du marché du vêtement : « Les marques premium comme Bash, Sézane, ou Petit Bateau sont tirées vers le haut, et dans le même temps, on a un nivellement par le bas avec l’ultra fast fashion. Donc toutes les marques qui se trouvent entre les deux sont perdantes à cause de cette concurrence par les prix », estime le président de la Fédération française du prêt à porter féminin. 

Et Philippe Moati d’abonder : « toutes les boutiques milieu de gamme souffrent, et à force de prendre des coups, certaines tombent ». 

Ces enseignes plus traditionnelles se font rattraper par les géants du vêtement en ligne qui ont su mettre en avant une meilleure stratégie marketing.

Peut-être que ces marques se sont endormies, elles n'ont pas assez de personnalité et ne savent pas comment s'adresser aux jeunes. Même en vendant en ligne, elles n'ont pas saisi comment le numérique permettait de renouveler l'approche des consommateurs.

Philippe MoatiProfesseur d'économie et cofondateur de l'ObSoCo

Sans compter sur le marché du vêtement d’occasion, qui, particulièrement depuis la période Covid, est plébiscité par les Français. Ceux-ci ont changé leur manière de consommer et la seconde main s’est fait une place de choix dans les habitudes.

« Les acheteurs ont pris conscience que le secteur de la mode était très défavorable à la planète, en terme d’empreinte carbone, c’est désastreux. Donc les gens qui sont un peu soucieux de l’écologie mettent la pédale douce sur les achats de vêtements, et se tournent vers le marché de l’occasion, comme Vinted par exemple », pointe le co-fondateur de l’ObSoCo. 

Quel est l'impact écologique de l'industrie du vêtement ?

L'industrie de la mode est l'une des plus polluantes de la planète. C'est le troisième secteur le plus consommateur d’eau dans le monde. 1,2 milliard de tonnes de gaz à effet de serre sont émis chaque année par le secteur du textile : c’est 10 % des émissions de gaz à effet de serre mondiaux. Les émissions générées par l’industrie textile (vêtements et chaussures) sont équivalentes à 4 milliards de tonnes d'équivalent CO2 par an. C’est plus que l’impact des vols internationaux et le trafic maritime réunis. Côté plastique, à cause des vêtements, 140 000 tonnes de microparticules de plastique sont relâchées dans l’environnement chaque année dans le monde, indique le rapport "La mode sens dessus dessous", de l’Agence de l’Environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME).

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Transformer le secteur de l’habillement

Secteur en crise donc ? « En crise structurelle, oui, certainement », répond ce dernier. « Ça n’est pas tellement le secteur qui est en crise, mais plutôt les enseignes qui n’ont pas réussi à se transformer alors que la transformation s’impose », nuance le président de la Fédération française du prêt à porter féminin.

Mais selon ces spécialistes, le secteur va se restructurer de deux manières : ceux qui partent laissent de la place pour ceux qui restent, et les moins malades vont retrouver la santé. « Et puis les acteurs du secteur commencent à comprendre qu’il faut qu’ils inventent une nouvelle manière de travailler », note l’économiste.

Pour Yann Rivoallan, une double transformation doit s’opérer chez les marques de prêt à porter. 

Une transition écologique est obligatoire : il faut appliquer systématiquement une démarche RSE [Responsabilité Sociale des Entreprises, ndlr], pour tirer la marque vers le haut, et savoir être plus prêt du client.

Yann RivaollanPrésident de la Fédération française du prêt à porter féminin

Selon lui, il est nécessaire de relocaliser en France et d’améliorer la traçabilité.

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« Il faut vendre moins, mais mieux »

Une solution également pour sortir la tête de l’eau : monter en gamme et jouer moins sur la quantité que sur la qualité. « Il faut vendre moins mais mieux, et proposer des systèmes de location, des modèles assortis de garanties, ou avec des moyens pour entretenir son vêtement au long cours avec la marque, comme le fait Patagonia par exemple. Certes, acheter des vêtements sera plus cher, et il faut que le consommateur s’y retrouve, mais il faut réussir à le convaincre », note Philippe Moati.

Si l’achat de seconde main reste la meilleure solution, pour continuer à acheter des vêtements, le secteur de l’occasion n’est pas tout rose non plus. 

Vinted est une autre manière d'hyperconsommer mais en bonne conscience. On se dit que notre bilan carbone est neutre (ce qui n'est pas vrai, il reste le transport), donc on continue d'acheter beaucoup, on a envie de se renouveler. Mais c'est sûr, c'est mieux que d'acheter de manière traditionnelle.

Philippe MoatiProfesseur d'économie à l'université Paris Cité

Pas de bonne solution pour les consommateurs donc. Finiront-ils par bouder complètement les enseignes classiques ? « Non », pense Yann Rivoallan, « s’habiller est un vrai plaisir : c’est très important de réfléchir à l’apparence que l’on veut donner », tranche-t-il. « Évidemment, il faut s’habituer à consommer autrement. »

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