C’est un lac de carte postale. Un petit coin de paradis scandinave dans tout ce qu’il a de plus envoûtant. Des eaux limpides, des espèces rares d’oiseaux et, ici et là, des îlots qui se hérissent de conifères vigoureux. Depuis des décennies pourtant, le lac Tyrifjord, en Norvège, infuse une potion funeste : une pollution invisible, pernicieuse, sans doute irrémédiable. Les ingrédients chimiques contaminant ses eaux appartiennent à une famille de substances ultra-toxiques aux dénominations si complexes que des acronymes les remplacent : les substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS) – prononcez « pifasse ».
Depuis la fin des années 1940, ces produits chimiques aux propriétés singulières servent à fabriquer en masse les traitements antiadhésifs, antitaches et imperméabilisants qui recouvrent nos ustensiles et nos textiles quotidiens, et bien plus. Le Teflon, le Scotchgard, le célèbre imperméabilisant textile, et le Gore-Tex, ce sont eux. Des myriades d’objets en contiennent : tapis, cordes de guitare, batteries de véhicules électriques, peintures, traitements pour l’acné, emballages de kebab et de frites, gainages de circuits électriques dans les avions, prothèses de hanche ou fil dentaire.
Nocives pour la santé, les PFAS seraient plusieurs milliers, voire plusieurs millions de composés, nul ne le sait. Leur point commun : une inaltérable chaîne d’atomes de carbone et de fluor synthétisée par la chimie du XXe siècle, source à la fois de ces propriétés mais aussi de leur extrême persistance dans l’environnement. Indestructibles dans la nature, capables de se déplacer sur de très longues distances, loin de la zone où elles ont été émises, on les a surnommés les « forever chemicals » (« substances chimiques éternelles »).
Cartographier la pollution éternelle
Pendant près d’un an, Le Monde a enquêté avec des journalistes de 17 médias partenaires pour tenter de mesurer l’ampleur de cette contamination en Europe. D’après notre estimation prudente, fondée sur des milliers de prélèvements environnementaux, l’Europe compte plus de 17 000 sites contaminés à des niveaux qui requièrent l’attention des pouvoirs publics (au-delà de 10 nanogrammes par litre). La contamination y atteint des niveaux jugés dangereux pour la santé par les experts que nous avons interrogés (plus de 100 nanogrammes par litre) dans plus de 2 100 « hot spots de contamination ».
Certains se situent dans le voisinage des vingt usines de production de PFAS que nous sommes parvenus à localiser – la liste et la cartographie de ces sites industriels n’avaient jamais été établies. Notre enquête dévoile également les localisations de près de 21 500 sites présumés contaminés en raison d’une activité industrielle exercée actuellement ou par le passé à travers toute l’Europe ainsi que plus de 230 usines identifiées comme utilisatrices de PFAS.
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