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Projet de loi immigration : suppression de l’article 3 par les sénateurs et «compromis pragmatique» de Darmanin

Après avoir supprimé l’Aide médicale d’Etat, la droite n’a pas voulu entendre parler de l’article 3, qui visait à créer une carte de séjour temporaire pour les sans-papiers dans les secteurs en tension. A la place, des demandes de régularisation soumises à la discrétion des préfets. Le projet de loi immigration doit revenir à l’Assemblée en décembre.
par Rachid Laïreche et Victor Boiteau
publié le 9 novembre 2023 à 7h40

Il souffle au bout du fil. «Je pensais que cela allait être possible ; que nous allions être régularisés», explique Samassa. Un travailleur sans papiers que nous avions rencontré la semaine passée. Il avait des rêves plein la tête, il se voyait déjà avec des papiers. Tout est tombé à l’eau. L’examen du projet de loi sur l’immigration, entamé lundi 6 novembre au Sénat, a emprunté la file de droite. Le fameux article 3 – qui crée une carte de séjour temporaire pour les étrangers clandestins travaillant dans les métiers en tension – a été rayé de la carte par la droite et les centristes, sans que le gouvernement ne s’y oppose formellement. «Nous allons continuer comme ça, à travailler au chantier en restant sans papiers», souffle Samassa. Ce n’est pas tout. Mardi, les sénateurs ont adopté le rétablissement du délit de séjour irrégulier, le principe de quotas migratoires, le durcissement des conditions du regroupement familial et la suppression de l’Aide médicale d’Etat. Nous avons repensé à Dembélé Aboubacar, Malien arrivé en France en 2018, qui milite depuis deux ans pour le collectif de travailleurs. Il disait en début de semaine : «Refuser l’accès aux soins aux sans-papiers, c’est mettre en danger toute la société car nous en faisons partie.»

Au Sénat, l’accord entre la droite et les centristes pour supprimer l’article 3 s’est joué en coulisses. Dans sa copie, le gouvernement prévoyait des régularisations de «plein droit» pour les travailleurs sans-papiers respectant certaines conditions. Soit une forme d’automaticité. La droite ne voulait pas en entendre parler. «Les Républicains en avaient fait une ligne Maginot», rembobine Hervé Marseille, le patron des sénateurs centristes. Son groupe voulait, lui, garder seulement la possibilité au salarié de faire la demande – seul l’employeur peut actuellement le faire. Et que ce principe soit inscrit dans la loi, et pas seulement via une circulaire. «N’importe quel Premier ministre peut changer une circulaire, justifie Marseille. Vous mettez Sacha Houlié à Matignon, il dit : “Bienvenue tout le monde.” Vous mettez Jordan Bardella, c’est : “On ferme les portes”.» Entre ces deux positions de la majorité sénatoriale, la situation s’est grippée. Le président du Sénat, Gérard Larcher, a vu rouge. «On a essayé de discuter. Retailleau disait “non, non, non”. C’était la ligne LR, pas celle du Sénat», raconte Marseille. Après avoir soutenu la réforme des retraites, les chefs LR n’ont pas caché leur réticence à épauler Darmanin. «Il fallait prendre un otage, c’était l’article 3», veut croire Hervé Marseille.

Tambouille et dîner entre sénateurs

La transaction finale accorde le droit au salarié de faire une demande de régularisation. Mais celle-ci restera à la discrétion des préfets, donc au cas par cas. Les conditions pour prétendre à une régularisation seront par ailleurs durcies : des contrôles pourront être effectués auprès de l’employeur pour attester de la réalité de l’emploi, l’insertion «sociale et familiale» du salarié sera examinée, ainsi que son «respect de l’ordre public» ou son «intégration à la société française», selon le communiqué LR. «L’esprit de l’article 3 est dénaturé», a résumé le patron des sénateurs socialistes, Patrick Kanner. «Il s’agissait de donner un peu de dignité, à un peu de personnes, pendant un peu de temps, a abondé la sénatrice écologiste Mélanie Vogel. C’était ça l’article 3.»

Toute cette tambouille a mijoté lors d’un dîner, lundi soir, entre Larcher, Retailleau et Marseille. Les détails ont été réglés mardi après-midi, dans la bibliothèque du Sénat, entre les deux chefs de la majorité sénatoriale : François-Noël Buffet, le président de la commission des lois, Philippe Bonnecarrère, le corapporteur du texte. «Il y aura donc bien un article de régularisation pour les travailleurs en tension et c’est une très bonne chose», s’est réjoui, dans l’hémicycle, le ministre de l’Intérieur. «Le plus important pour nous, sous-titre son entourage, était ce sujet de la possibilité accordée au salarié. C’est un compromis pragmatique.» Absent au banc des ministres, le ministre du Travail, Olivier Dussopt, qui porte également le texte, a salué sur Public Sénat un «pas dans la bonne direction».

«Jambe des douceurs amputée»

La gauche a tenté de se faire entendre sans y croire. Trop petite face à la majorité. La sénatrice Mélanie Vogel s’est adressée à Gérald Darmanin : «Vous nous avez vendu un texte à deux jambes, celle des horreurs, bien présentes, et celle des douceurs avec l’article 3. Malheureusement, la jambe des douceurs a été amputée.» Les sénateurs ont également supprimé l’article 4, qui permettait un accès au marché de l’emploi pour les demandeurs d’asile, sous certaines conditions. La majorité s’était mise d’accord pour faire sauter l’article, alors que la gauche l’a défendu. «Nous donnons une autorisation de travail que dans les cas où l’identification [des demandeurs d’asile] est évidente, a expliqué Darmanin […] Ce n’est pas de plein droit, c’est une possibilité. […] Ce n’est pas une mesure d’attractivité.»

Cette direction prise au Sénat n’étonne pas les associations qui soutiennent les sans-papiers. Elles ont toutes vu le vent tourner ces dernières semaines. Elles espèrent quelques changements lors des débats à l’Assemblée nationale, en décembre, notamment le rétablissement de l’Aide médicale d’Etat. Les concernés, eux, regardent ailleurs. Un militant lâche, défaitiste : «On va arrêter d’y croire parce que ça fait encore plus mal. J’ai croisé plein de gars qui pensaient qu’on allait se faire régulariser parce qu’on travaille ici depuis longtemps.»

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