L’impact du mégaprojet d’exploitation pétrolière de Total en Ouganda sera à nouveau examiné par la justice française. Déboutées de leur première action, jugée irrecevable par le tribunal de Paris en mars 2023, les ONG qui mènent campagne contre ce projet jugé « climaticide » et préjudiciable aux populations locales comme à la biodiversité ont décidé de contre-attaquer. Les Amis de la Terre, Survie, trois associations ougandaises et vingt-six agriculteurs directement affectés ont déposé un recours en réparation contre la major, mardi 27 juin, dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales à l’égard de leurs filiales et de leurs sous-traitants.
« Total a failli à son devoir de vigilance, explique Juliette Renaud, des Amis de la Terre. Des familles ont été privées de leur terre et de leurs cultures sans recevoir de compensation préalable et adéquate. En leur interdisant de cultiver leurs champs, leur droit à l’alimentation a aussi été violé. Beaucoup ont été victimes de menaces et d’intimidation par des régimes dont l’entreprise ne pouvait ignorer la nature autoritaire. Total aurait dû identifier et prévenir ces risques comme l’impose la loi adoptée en 2017. Nous attendons de la justice française qu’elle reconnaisse ces préjudices et condamne Total à les réparer. »
Le projet, dans lequel Total prévoit d’investir 10 milliards de dollars, a pour objectif d’extraire le pétrole présent dans la région du lac Albert, frontalière de la République démocratique du Congo (RDC), puis de l’acheminer vers le port de Tenga en Tanzanie par un oléoduc baptisé EACOP (East African Crude Oil Pipeline). Chauffé à 50 °C et long de 1 448 kilomètres, le pipeline sera le plus long jamais construit. 118 000 personnes sont touchées par des expropriations partielles ou totales. Plus de 400 forages seront réalisés, dont un tiers dans le parc national des Murchison Falls, refuge de nombreuses espèces en voie d’extinction.
Complexité du dossier
En Ouganda et en Tanzanie, les opposants à l’exploitation des énergies fossiles continuent de subir des représailles. « Notre bureau à Buliisa [siège du district dans lequel seront réalisés les forages et la construction d’une usine de traitement du brut] est fermé depuis 2021, les contacts avec les populations demeurent étroitement surveillés. Nos membres restent sous la menace d’arrestation », témoigne Diana Nabiruma, représentante de l’ONG ougandaise Afiego (Africa Institute for Energy Governance), partie prenante à la plainte.
L’ONG a tenté – sans succès – de faire annuler en 2019 le certificat d’impact social et environnemental délivré à Total par l’autorité de gestion environnementale ougandaise en portant l’affaire devant la Haute Cour de Kampala. « Nous avions dénoncé les procédures biaisées de consultation des populations ainsi que la non-prise en compte de certaines données qui auraient permis de réduire certains risques comme les inondations, poursuit Mme Nabiruma. Or, en 2022 et en 2023, plusieurs grandes inondations se sont produites dont tout laisse penser qu’elles sont liées à la construction de l’usine de traitement de Kasenyi. Cela ne s’était jamais produit avant le début des travaux. » Selon les images satellites présentées par les ONG, les écoulements ont provoqué des crues dans les rivières situées en aval de l’usine ainsi que des déversements dans le lac Albert situé à 8 kilomètres.
C’est cependant moins sur l’impact environnemental du chantier dirigé par Total que sur la violation des droits humains qu’entendent se concentrer les ONG. Sur le nombre relativement modeste de plaignants – vingt-six – directement issus des communautés, elles font valoir la complexité du dossier et la sécurité qu’il faudra garantir à chacun d’entre eux tout au long de la procédure « Il n’existe pas d’action de groupe. Nous devons évaluer le préjudice de manière individuelle pour chaque victime et démontrer la responsabilité de Total. Mais si nous gagnons, cela fera jurisprudence », espère Juliette Renaud.
Depuis le début, Jealousy Mugisha fait partie des irréductibles qui ne craignent pas de s’exprimer. « Beaucoup ont cessé de réclamer, car on leur a fait peur mais, moi, je ne peux pas me résigner, clame l’agriculteur dont la terre a été réquisitionnée. Je voulais une compensation en nature pas en cash pour ma ferme, mais ils [l’entreprise chargée par Total d’élaborer le plan de réinstallation des communautés] ont déclaré que c’était une résidence secondaire et que je n’y avais pas droit. Je ne veux pas de leur argent. Ce qu’il nous donne n’est pas suffisant pour construire une nouvelle maison. » Comme en 2019 lors du premier procès, Jelousy Mugisha a fait le voyage jusqu’à Paris pour témoigner contre ce projet qui est devenu, des mots mêmes du PDG de Total, Patrick Pouyanné, « le symbole du combat anti-pétrole ».
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