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Quelle est l’empreinte environnementale des vols touristiques dans l’espace ?

Les vols opérés par les entreprises Virgin Galactic et Blue Origin, pionnières dans ce domaine, rejettent dans l’espace plusieurs substances qui dégradent l’ozone et impactent le climat. Si leur déploiement s’intensifie, ils constitueront une vraie menace.
par Elsa de La Roche Saint-André
publié le 29 juillet 2021 à 16h08

Question posée par «Pigeon vole» le 20 juillet 2021,

Les particuliers qui rêvent d’espace ont été récemment comblés, à quelques jours d’intervalle. Le 11 puis le 20 juillet, les entreprises Virgin Galactic et Blue Origin ont chacune organisé un vol à plusieurs dizaines de kilomètres du sol terrestre. Avec, à leur bord, Richard Branson pour le premier vol, puis Jeff Bezos pour le second, milliardaires et respectivement propriétaires de l’une et l’autre de ces compagnies.

Ces vols, très symboliques et médiatisés, marquent une première étape vers la multiplication des excursions suborbitales. Mais ce «tourisme spatial» n’attire pas l’attention que des fortunés et passionnés d’espace. Il concentre aussi les critiques d’ONG et de certains hommes politiques, qui pointent une «récréation pour grandes personnes», avec un «bilan carbone catastrophique».

Quel bilan carbone pour faire voler les vaisseaux de Bezos et Branson ?

Les vaisseaux de Jeff Bezos et de Richard Branson effectuent ce que l’on appelle des «vols suborbitaux», simplement pour les distinguer des «vols orbitaux» – qui consistent à s’envoler vers un engin placé en orbite autour de la Terre, en général la Station spatiale internationale. Ces vols d’un nouveau genre ont ainsi pour destination la frontière entre l’atmosphère et l’espace.

Virgin Galactic propose de dépasser les 80 kilomètres de distance avec la surface de notre planète, ce qui correspond à la limite de l’espace telle que définie par la Nasa, l’agence spatiale américaine. Quant à Blue Origin, l’entreprise vise les 100 kilomètres, et se base donc sur la définition de la Fédération aéronautique internationale. Lors des vols effectués les 11 et 20 juillet, leurs vaisseaux ont respectivement atteint une altitude de 86 et 107 kilomètres.

Si «l’énergie nécessaire pour aller en orbite est cinquante fois plus grande que celle pour les vols suborbitaux», explique à CheckNews Christophe Bonnal, expert au sein de la direction des lanceurs du Centre national d’études spatiales (Cnes), ces vols restent irréalisables sans une force suffisamment puissante pour permettre aux véhicules de s’extraire de l’atmosphère terrestre. Les fusées servant de lanceurs aux vaisseaux doivent non seulement supporter le poids des embarcations, mais aussi atteindre une vitesse conséquente – de l’ordre de «3 500 à 4 000 kilomètres /heure», d’après Christophe Bonnal. Ces exigences sont rendues possibles grâce à la poussée produite par la combustion d’une énorme quantité de propergols, des produits de propulsion. Selon les carburants utilisés, diverses substances sont rejetées dans l’atmosphère. L’une d’elles est le dioxyde de carbone, ou CO2, un gaz à effet de serre largement responsable du dérèglement climatique qui menace la Terre.

Autant d’émissions qu’un tour du monde en voiture

L’engin de Virgin Galactic apparaît particulièrement polluant car la technique de propulsion hybride développée par la compagnie de Richard Branson, par ailleurs fondateur du groupe Virgin, émet une forte quantité de CO2. Il ne s’agit pas d’une fusée classique, mais d’un avion porteur qui, après une heure de vol, largue «SpaceShipTwo». Ce vaisseau spatial est ensuite propulsé grâce à la combustion d’un mélange de protoxyde d’azote – plus connu sous le nom de «gaz hilarant» –, un comburant liquide, et d’un dérivé du polybutadiène (sorte de caoutchouc synthétique), un carburant solide.

Selon l’estimation figurant dans le rapport produit en 2012 par la Federal aviation administration (FAA), agence américaine chargée de réguler l’aviation civile, destinée à évaluer les effets sur l’environnement des futurs vols de SpaceShipTwo en dehors de l’atmosphère, quelque 27,17 tonnes de CO2 sont rejetées lors d’un vol complet. «A raison de six passagers par vol, cela fait 4,5 tonnes de CO2 par passager, relèvent dans une analyse publiée en 2020 sur le site The Conversation, et récemment mise à jour, trois physiciens français – Roland Lehoucq, Emmanuelle Rio et François Graner. Cela équivaut à faire le tour de la Terre, seul dans une voiture moyenne. Pour quelques minutes d’apesanteur, cela représente plus de deux fois l’émission individuelle annuelle permettant, selon le GIEC [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, ndlr], de respecter l’objectif du +2 °C de l’Accord de Paris.» Virgin Galactic, pour sa part, évoque une empreinte carbone équivalente à celle «d’un siège aller-retour en classe affaires sur un vol entre Londres et New York».

Ces chiffres, par ailleurs, correspondent à la seule quantité de CO2 émise directement à l’occasion d’un vol avec SpaceShipTwo. Ils n’incluent pas les émissions générées par le déploiement de cette activité. Sur The Conversation, le trio de chercheurs mentionne ainsi «le coût en CO2 de la construction des pas de tir», ou encore «les conséquences environnementales de l’extraction, du transport et de la transformation des matériaux de haute qualité, l’acier ou l’aluminium par exemple, nécessaires pour fabriquer la masse totale des fusées, et dont l’ensemble ne sera pas totalement récupéré.» Il faut aussi ajouter, note le site sur le développement durable TreeHugger, les émissions liées à la «fabrication en amont du carburant», mais aussi au «carburant utilisé pour le gros avion qui a transporté l’engin». Pour connaître l’empreinte écologique réelle de chaque vol réalisé, il faudrait ajouter toutes ces émissions aux calculs, ce qui gonflerait largement le total de quelques tonnes de CO2 par passager.

Chez Virgin Galactic, on assure que l’entreprise «a déjà pris des mesures pour compenser les émissions de carbone de ses vols d’essai et examine les possibilités de compenser les émissions de carbone des futurs vols de ses clients et de réduire l’empreinte carbone de notre chaîne d’approvisionnement». Son porte-parole insiste aussi sur la durabilité du «système spatial […] réutilisable des centaines de fois».

Mais les émissions de carbone ne sont pas le seul problème : la propulsion du vaisseau résultant d’une combustion, celui-ci crache des suies en traversant la stratosphère. «C’est comme si vous brûliez un pneu» dans une zone de l’atmosphère où l’air, moins dense, se recycle moins vite, pointe Christophe Bonnal. Lehoucq, Rio et Graner alertent aussi sur les dangers de ces suies pour l’environnement. «Un article scientifique de 2010 a estimé que 1 000 vols suborbitaux par an produiraient de l’ordre de 600 tonnes de suies, qui, en restant à peu près dix ans en suspension dans la stratosphère, entre 30 et 50 kilomètres d’altitude, contribueraient à modifier le climat à l’échelle de la planète entière», écrivent-ils.

Voler avec Blue Origin équivaut à sept Paris-Jakarta en avion

Côté Blue Origin, le véhicule de Jeff Bezos, qui vient de quitter sa place de directeur général d’Amazon, notamment pour se consacrer à ses projets spatiaux, est une fusée qui décolle à la verticale. Composée d’une capsule et d’un lanceur qui, une fois la capsule libérée, revient se poser sur son lieu de décollage, elle est baptisée «New Shepard». Son moteur fonctionne grâce à mélange d’oxygène et d’hydrogène liquides, considéré comme moins polluant.

Selon le scientifique américain Martin Ross, qui a comparé les technologies de Bezos et Branson dans une étude publiée en novembre 2020 par l’American Institute of Aeronautics and Astronautics (AIAA) Journal, «les incidences sur le climat mondial et l’ozone» d’un lanceur à moteur hybride comme celui de Virgin Galactic «dépassent de deux à trois ordres de grandeur» celles d’un lanceur à moteur cryogénique tel que celui de Blue Origin. Une conclusion que la compagnie de Jeff Bezos s’est empressée de reprendre dans ses publications sur les réseaux sociaux.

«Le seul sous-produit de la combustion du moteur de New Shepard est la vapeur d’eau, sans aucune émission de carbone», indique Blue Origin, interrogée par CheckNews sur l’empreinte carbone de ses vols. Un bilan qui mérite néanmoins d’être nuancé.

Certes, «la quantité de carburant utilisée est très faible : 18 tonnes d’oxygène et trois tonnes d’hydrogène», mais «la vapeur d’eau émise peut constituer une gêne dans l’atmosphère», indique Christophe Bonnal du Cnes. Autre problème repéré par le site TreeHugger : «l’hydrogène a lui-même une empreinte carbone importante. Il s’agit principalement d’hydrogène gris” obtenu par reformage à la vapeur du gaz naturel, un processus qui libère 7 kilogrammes de CO2 par kilogramme d’hydrogène.»

Après avoir estimé à 24 tonnes la quantité de carburant nécessaire pour lancer New Shepard, dont une bonne partie est constituée d’oxygène, le site TreeHugger en déduit que la masse de CO2 émise à chaque lancement s’élève à 93 tonnes. Si on divise ce total par le nombre de potentiels passagers dans la capsule – c’est-à-dire six, même s’ils n’étaient que quatre lors du vol du 20 juillet – chacun d’entre eux est responsable de l’émission de 15,5 tonnes de CO2. Mais à la différence de celles chiffrées par la FAA s’agissant de Virgin Galactic, ces émissions surviennent en amont, et non lors du vol.

Quinze tonnes de CO2 rejetées équivalent à sept trajets en avion sur la distance qui sépare Paris de Jakarta, la capitale indonésienne. Et encore, renchérit TreeHugger, «rien de tout cela n’inclut le carbone initial incalculable émis lors de la fabrication de tous les prototypes et de l’infrastructure, ainsi que des fusées et des avions eux-mêmes.» Dans un rapport rendu en 2006, la FAA s’était penchée sur le futur site de décollage et d’atterrissage des fusées de Blue Origin. En tenant compte des émissions générées, au sol, par différentes sources de pollution dont les véhicules personnels des employés, elle tablait sur un total de 8,83 tonnes de CO2 rejetées annuellement.

C’est bien plus, selon Lucas Chancel, qui crie à l’«aberration climatique». L’économiste, codirecteur du laboratoire sur les inégalités mondiales à l’Ecole d’économie de Paris, s’est attelé à «dimensionner» le bilan carbone des vols opérés par Blue Origin – en réunissant toutes les informations qu’il a pu trouver en ligne sur les rejets de carbone liés à la production du carburant, à la construction du site de lancement et des fusées ou encore aux 3 500 employés. Dans un document consulté par CheckNews, il est arrivé à la conclusion qu’aujourd’hui, chaque passager d’un vol génère 429 tonnes de CO2, dont 71 tonnes en émissions «directes» (liées au lancement lui-même) et 358 en émissions «indirectes». «L’essentiel des émissions va venir de l’énorme logistique qui est derrière», résume Lucas Chancel.

L’entreprise, elle, assure qu’elle ne recourt qu’à des carburants «très efficaces et propres». Et «Blue Origin s’engage à miser sur la réutilisation […] lors de la conception de ses véhicules de lancement et de ses moteurs», ajoute-t-elle.

«Parce qu’il faut fabriquer une fusée, cette activité pollue. Mais il faut relativiser, juge pour sa part Christophe Bonnal. Ce véhicule, qui à terme permettra de mener des missions d’exploration spatiale, est extrêmement réutilisable, puisque capable de repartir le lendemain, et très léger – seulement neuf tonnes.»

Menace environnementale

Pour l’instant, les vols privés dans l’espace génèrent relativement peu de pollution car ils restent très marginaux. Mais leurs conséquences environnementales «augmenteraient considérablement si ce tourisme spatial devait faire l’objet d’un commerce plus large», craignent les trois scientifiques Lehoucq, Rio et Graner. Christophe Bonnal, l’expert du Cnes, acquiesce : «Avec un vol tous les deux ou trois mois, la pollution est gérable. S’il y avait plusieurs milliers de vols par an, elle deviendrait beaucoup trop importante et inacceptable.»

Actuellement, à peine plus d’une centaine de vols ont lieu chaque année dans l’espace – la Nasa comptabilise 114 tentatives de lancements orbitaux à travers le monde pour l’année 2020. Bien loin des 100 000 vols quotidiens assurés par l’aviation civile, répertoriés par le Groupe d’action du transport aérien (ATAG). «Les émissions de carbone des fusées sont faibles par rapport à l’industrie aéronautique», analysait le 19 juillet Eloise Marais, professeure de géographie physique au University College de Londres, auprès du journal britannique The Guardian. Mais celles émises hautes dans l’atmosphère sont plus nocives, car elles y restent longtemps, en général deux à trois ans. Et comme les rejets de CO2 des vols spatiaux «augmentent de près de 5,6 % par an», cette spécialiste de la composition chimique de l’atmosphère mène depuis une décennie une simulation visant à déterminer à quel moment ils concurrenceront les sources traditionnelles d’émissions de gaz à effet de serre.

Avec quels effets ? Dans une analyse de mai 2020, Jessica Dallas, conseillère politique principale à l’Agence spatiale néo-zélandaise, mettait l’accent sur «l’appauvrissement de l’ozone stratosphérique» qui lui paraît être la conséquence environnementale «la plus préoccupante» en cas d’«accessibilité croissante des vols spatiaux commerciaux». Un rapport publié en avril 2018, écrit par les scientifiques Martin Ross et James Vedda pour le Center for space policy and strategy, cite une seconde préoccupation, apparue «plus récemment». «Les particules injectées dans la stratosphère absorbent et reflètent l’énergie solaire, ce qui modifie le flux de rayonnement dans l’atmosphère, réchauffant la stratosphère et refroidissant la surface», détaille le rapport.

Les scientifiques craignent que ce tourisme spatial «de masse» devienne un jour réalité. Et ce, à relativement court terme. Selon Christophe Bonnal, quelque 50 000 personnes seraient d’ores et déjà prêtes à dépenser 200 000 dollars pour une excursion spatiale. Une étude de marché effectuée par le prestataire Research And Markets, partagée en juin 2021, juge que «le marché mondial du transport suborbital et du tourisme spatial devrait atteindre 2,58 milliards de dollars en 2031, avec un taux de croissance annuel de 17,15 % au cours de la période 2021-2031». La robustesse de ce marché dépendra des efforts fournis pour mettre l’accent sur le tourisme spatial, de l’émergence de start-up dans le transport suborbital, ainsi que du développement croissant de «sites de lancement à faible coût».

Pour le moment, Blue Origin n’a pas annoncé de date pour le début de ses opérations commerciales. «Nous prévoyons deux vols supplémentaires cette année, puis de nombreux autres en 2022», indique-t-on simplement à CheckNews. En revanche, pour Virgin Galactic, les choses risquent de s’accélérer très rapidement. La compagnie de Richard Branson est «en bonne voie pour commencer le service commercial en 2022». Elle explique travailler «à un objectif à long terme d’environ 400 vols par an» depuis son site actuel de lancement, dans l’Etat américain du Nouveau-Mexique, tout en explorant «des opportunités supplémentaires pour de futurs spatioports dans le monde». L’entreprise a déjà vendu 600 tickets pour des vols avec SpaceShipTwo. Mais elle dispose d’une large clientèle potentielle puisque en tout, 9 000 personnes ont manifesté leur intérêt. Et elle s’équipe en conséquence : la construction de deux vaisseaux supplémentaires est en cours.

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