La proposition de réflexion d’Evelyne Oléon sur le texte de Claude Levi-Strauss
Comment se manifeste l’ingéniosité technique ? Si la technologie désigne le savoir appliqué de l’ingénieur qui se sert de la science pour modifier le réel, l’habileté du bricoleur est d’une autre nature.
Dans cet extrait de la Pensée sauvage, Levi-Strauss met en évidence ce qui distingue la pratique du bricoleur de celle de l’ingénieur. Il analyse non seulement les aptitudes spécifiques du bricoleur, son mode opératoire, mais surtout la spécificité des instruments dont il se sert, qui ne sont pas des instruments pensés et produits en vue d’un projet défini au préalable, comme c’est le cas pour l’ingénieur, mais des objets hétéroclites, objets de récupérations qu’il trouve dans son stock disponible et qu’il va réutiliser en les adaptant aux nouveaux contextes : ce sont des instruments demi-particularisés, dit Levi-Strauss.
A partir de cette analyse de la pratique du bricolage et de la spécificité des objets du bricoleur, il faudra s’interroger sur la valeur de cette activité, la pauvreté relative des matériaux du bricoleur fait-elle de celui-ci un ingénieur raté ?
Pour caractériser le bricoleur et le distinguer de l’ingénieur, deux paramètres peuvent être envisagés. Le premier concerne les modalités du savoir-faire, le second les outils utilisés. Le bricoleur, amateur au double sens du terme, procède par tâtonnements et approximations empiriques. Son savoir-faire ne repose pas sur une science a priori, un savoir prédéterminé, et c’est pourquoi le bricolage est souvent appréhendé à partir du manque ou du défaut, manque de précision et d’efficacité, défaut de méthode.
En termes platoniciens la pratique du bricoleur serait une routine mécanique mais non un art véritable, un art de spécialiste. Lévi-Strauss s’applique, lui, au contraire à envisager les pratiques du point de vue de la différence, et non du défaut. Lévi-Strauss ne s’intéresse guère au problème de la compétence, si ce n’est pour souligner la polyvalence de ce « touche-à-tout », autodidacte qui résiste à la division des tâches. « Il est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ».
L’auteur déplace immédiatement l’analyse sur le second paramètre, celui qui porte sur l’univers instrumental du bricoleur. Pas plus qu’il ne met l’accent sur la compétence de l’individu, Lévi-Strauss ne le met sur la performance des outils ; le caractère plus ou moins performant de l’instrument n’étant qu’une conséquence, contingente d’ailleurs, de l’instrumentalité de l’objet. C’est le devenir instrument qui diverge dans les deux pratiques. Les instruments de l’ingénieur sont construits sur mesure, selon son projet du moment, ils sont déterminés a priori, et pour cette raison parfaitement ajustés au projet et certainement performants. Les instruments de l’ingénieur comme les objets de la science sont, pour reprendre l’expression de Bachelard « des théories matérialisées ». Les instruments de l’ingénieur renouvelés selon les projets constituent un ensemble théoriquement infini. Ceux du bricoleur, en revanche, ne sont pas construits, ils sont déjà là, en attente dans l’atelier. Le bricoleur se donne pour règle – règle du jeu, car en dépit de son caractère utilitaire, Lévi-Strauss envisagera le bricolage sous la catégorie du jeu – de faire avec ce qu’il trouve dans son stock : objets, matières, outils qui ont déjà servi, rebuts conservés au lieu d’être jetés. Le bricolage tel que l’envisage Lévi-Strauss est, bien évidemment, à l’opposé du hobby, de l’ajustement des kits vendus dans la société de gaspillage. Les instruments du bricoleur sont déjà là, antérieurs au projet de construction ou de réparation ; leur présence est pure contingence, fruit des événements et occasions passées. Le stock des instruments est donc déjà constitué « son univers instrumental est clos », c’est un ensemble fini, contrairement à celui de l’ingénieur. C’est pourquoi tout n’est pas possible à partir du stock donné, car matières et objets recyclés, même s’ils sont détournés et ouverts aux possibles, constituent des éléments « précontraints » qui limitent la liberté de manœuvre. Les éléments du bricoleur sont « demi-particularisés » dit Lévi-Strauss ; ils sont transposables, adaptables, dotés d’une polyvalence virtuelle et d’une flexibilité fonctionnelle sans pour autant permettre de tout faire, car conservant dans leur matérialité même les marques de leurs usages précédents.
On voit donc la différence entre les objets dont se sert le bricoleur et les instruments précis de l’ingénieur. Les matériaux de l’ingénieur sont à la fois un atout et une limite. Ils permettent au bricoleur d’épargner sur l’équipement, de faire beaucoup avec peu et rendent possibles son statut de touche-à-tout, il n’a pas besoin « de tous les corps d’état ». Mais il ne dispose pas sans doute des outils les plus performants, astreints à un emploi précis et déterminé. La dernière phrase met en valeur l’originalité des objets du bricoleur et de la pratique du bricolage entre le concret et le virtuel. Le bricoleur conserve, recycle les matières et en même temps produit du possible, de l’imaginaire. Le bricolage tient en cela de la technique, mais aussi de l’art, du pragmatique et de l’imaginaire. L’objet détourné qui acquiert de nouvelles fonctionnalités est pensé comme un opérateur. Le cube de chêne pourra devenir cale ou socle. Cette fonctionnalité nouvelle est tout autant le fruit du désir et de l’ingéniosité que de l’attention aux matières, aux éléments et aux relations de l’ensemble.
Le bricoleur tient, pour Lévi-Strauss, du technicien et de l’artiste. Son ingéniosité est créatrice. La polyvalence de ses outils constitue un acte de résistance à la société de gaspillage.
Evelyne Oléon